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Lettre ouverte à Madame la Première Ministre, Monsieur le ministre de l’intérieur et Mesdames et Messieurs les parlementaires - L’enfermement administratif aux frontières : une politique migratoire génératrice de souffrance et de violences

mardi 25 octobre 2022

Madame la Première Ministre,
Monsieur le ministre de l’intérieur,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,

À la veille de débats dans les hémicycles et au moment de la préparation d’un nouveau projet de loi par le ministère de l’intérieur, l’Anafé entend apporter quelques éclairages au législateur sur les conséquences de la politique migratoire mise en œuvre aux frontières françaises depuis plus de 30 ans.

Depuis la fin des années 1980, les politiques migratoires européennes et françaises ont développé un véritable arsenal de textes facilitant l’enfermement des personnes étrangères à tous les stades de leur parcours migratoire. Bien trop souvent présenté comme la seule option pour lutter contre l’immigration dite « irrégulière », l’enfermement est devenu un instrument central et banalisé de gestion des populations en migration en Europe et au-delà, où l’Union européenne (UE) exporte et délègue ce modèle.

Les conséquences de cette logique sont toujours les mêmes : rejet et mise à l’écart, invisibilisation des personnes enfermées, opacité des pratiques, fichage et tri, violations des droits fondamentaux, criminalisation des personnes étrangères.

Depuis plus de trente ans, l’Anafé (Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers) ne cesse de constater et de dénoncer les violations des droits et les conditions d’enfermement indignes aux frontières.

L’Anafé constate qu’il est impossible d’enfermer les personnes dans le respect de leur dignité et de leurs droits, l’enfermement étant générateur de violences et de souffrance. De fait, le régime dérogatoire de la frontière permet à l’administration d’enfermer et de refouler, le plus souvent au mépris des procédures applicables. Ces pratiques, qui s’inscrivent dans le cadre d’une politique de stigmatisation et de criminalisation des personnes étrangères, sont source de violations récurrentes des droits fondamentaux des personnes qui sont maintenues en zone d’attente (liberté d’aller et venir, droit d’asile, droit au respect de la vie privée et familiale, droit de ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants…) .

Face à ces constats, l’Anafé a pris position en 2017 contre l’enfermement administratif des personnes étrangères aux frontières. De cette revendication est née la campagne « Fermons les zones d’attente », lancée en novembre 2021. Dans ce cadre, l’Anafé a publié une tribune dans Libération ayant rassemblé plus de 250 signataires (dont 130 personnalités et 120 organisations), appelant à mettre fin au régime des zones d’attente et à toute forme d’enfermement aux frontières.

Le cadre légal de l’enfermement aux frontières
En France, c’est en 1992 que le législateur a donné un cadre légal à l’enfermement aux frontières par l’instauration d’un régime juridique particulier : celui des « zones d’attente ». La zone d’attente est un espace physique qui s’étend « des points d’embarquement et débarquement à ceux où sont effectués les contrôles des personnes. Elle peut inclure, sur l’emprise, ou à proximité, de la gare, du port ou de l’aéroport ou à proximité du lieu de débarquement, un ou plusieurs lieux d’hébergement assurant aux étrangers concernés des prestations de type hôtelier » (article L. 341-6 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile - CESEDA). En 2011, l’alinéa 3 de ce même article a instauré une zone d’attente extensible, également dite temporaire . Dès les premières applications de ce mécanisme en 2018 et 2019 dans les Outre-mer, l’Anafé a constaté que ces zones d’attente temporaires étaient dans la plupart des cas frappées d’illégalité en raison du non-respect des dispositions applicables .

La loi n° 92-625 du 6 juillet 1992 a fixé les règles qui encadrent les procédures de refus d’entrée, de maintien en zone d’attente et de renvoi. Si le dispositif légal de la zone d’attente est né pour encadrer les pratiques illégales de l’administration et garantir des droits aux personnes privées de liberté aux frontières françaises, force est de constater son échec. En effet, l’introduction de ce régime n’a pas mis fin aux conditions d’enfermement indignes ni aux violations des droits fondamentaux, malgré les recommandations régulières des instances de protection des droits humains et les alertes des associations.

Par ce dispositif, lorsque les personnes atteignent l’espace Schengen aux frontières françaises, l’accès au territoire peut leur être refusé si l’administration estime qu’elles ne remplissent pas les conditions d’entrée et/ou les suspecte de représenter un « risque migratoire » , ou parce qu’elles demandent leur admission au titre de l’asile. Ainsi, la loi du 6 juillet 1992 accorde à l’administration une marge d’appréciation importante dans le contrôle des personnes étrangères et l’exercice de la contrainte aux frontières laissant la place à l’arbitraire et à des pratiques discriminatoires, au détriment des libertés individuelles. Les personnes non-autorisées à pénétrer sur le territoire peuvent alors être enfermées en zone d’attente et risquent d’être renvoyées à tout moment.

En novembre 2021, le ministère de l’intérieur recensait 98 zones d’attente dans les aéroports, les ports et certaines gares desservant des destinations internationales.

Des conditions d’enfermement indignes bien loin des « prestations de type hôtelier »
Dans les zones d’attente, les conditions de maintien sont très variables : pièces sans fenêtre, pièces en sous-sol sans lumière du jour ou au pied des pistes, chambres d’hôtel, partie d’un centre de rétention spécialement dédiée, zone délimitée d’un hall d’aéroport. Ces différences de locaux créent des disparités de traitements des personnes étrangères selon la zone d’attente où elles se trouvent. Mais l’Anafé constate systématiquement des atteintes aux droits et à la dignité des personnes enfermées .

La diversité des conditions d’enfermement interroge la définition de « prestations de type hôtelier » auxquelles les lieux d’enfermement sont supposés se référer . Au-delà des aspects intrinsèques aux locaux tels que l’accès à l’extérieur et à la lumière naturelle, l’Anafé constate que les personnes privées de liberté aux frontières font régulièrement face à des difficultés telles qu’une quantité de nourriture insuffisante, des conditions d’hygiène et sanitaires dégradées et des conditions matérielles spartiates et ce, peu importe la zone d’attente concernée.

Absence de séparation hommes-femmes-personnes trans
À quelques exceptions près, il n’y a pas de séparation entre hommes, femmes et personnes trans en zone d’attente . Ainsi, des personnes de sexe ou de genre différents et ne se connaissant pas sont amenées à partager la même salle de maintien. Surtout, il n’y a aucune prévention des risques, ni prise en compte de la vulnérabilité des personnes (par exemple, des victimes de violences sexuelles).

Des conditions sanitaires et d’hygiène dégradées
La question de l’hygiène en zone d’attente est également préoccupante. Chaque lieu de maintien ne dispose pas nécessairement de sanitaires à disposition. Par exemple, aux terminaux 2E et 2F de l’aéroport de Roissy ou encore à l’aéroport de Pointe-à-Pitre, les personnes maintenues qui souhaitent accéder aux sanitaires doivent demander l’autorisation à la police aux frontières. De même, si des kits d’hygiène doivent être distribués aux personnes enfermées, ces kits prévoient rarement des protections hygiéniques pour les personnes en ayant besoin. Elles sont alors dans l’obligation de demander à la police qui refuse régulièrement de leur en donner ou leur en distribue au compte-goutte, et parfois en demandant au personnel féminin d’en fournir sur leur réserve personnelle (aucune ligne budgétaire n’étant prévue à cet effet).

Violations des droits
Au-delà des conditions d’enfermement indignes, les zones d’attente sont des espaces marqués par l’opacité des pratiques administratives et policières. L’absence de contrôle du juge des libertés et de la détention avant le quatrième jour de maintien et l’absence d’une permanence d’avocats gratuite en zone d’attente laissent à l’administration une marge de manœuvre importante dans l’application des procédures de refus d’entrée, de maintien en zone d’attente et de renvoi. Ainsi, la plupart des personnes maintenues en zone d’attente sont renvoyées sans avoir été présentées à un juge et sans avoir eu l’assistance d’un conseil . Espace tampon entre l’extérieur et l’intérieur du territoire national, les zones d’attente sont révélatrices de la priorité donnée par les autorités au contrôle des frontières sur le respect des libertés individuelles.

Dès lors qu’une personne se voit refuser l’accès au territoire français, la police aux frontières est tenue de l’informer de ses droits : bénéficier des services d’un interprète, contacter ses proches, son consulat, un conseil, des associations, voir un médecin, demander l’asile, bénéficier d’un jour franc, etc.

Faute d’un accès systématique à un interprète ou à un avocat, les personnes privées de liberté, lorsqu’elles sont informées de leurs droits , ne sont bien souvent pas en mesure de les exercer .

En 30 ans de pratique, l’Anafé a pu constater que les personnes privées de liberté aux frontières sont régulièrement victimes de graves violations de leurs droits telles que l’absence d’informations sur leur situation, la procédure et leurs droits, l’absence d’interprète, l’impossibilité matérielle de contacter un avocat, le défaut d’accès à un téléphone, à un médecin ou à des soins, l’absence d’information sur le droit d’asile, le refus d’enregistrer une demande d’asile, le refoulement sans examen de la demande d’asile, la privation de liberté d’enfants isolés ou accompagnés, les stigmatisations et propos racistes ou sexistes, les pressions, intimidations ou violences de la part des forces de l’ordre… Ainsi, la réalité est bien loin des textes.

Violations du droit d’asile
L’existence même d’une procédure d’asile à la frontière, à la fois expéditive et dégradée, qui a pour seul objectif de trier les personnes en quête d’une protection internationale, est par essence critiquable et inacceptable. Mais surtout, le droit de demander l’entrée sur le territoire au titre de l’asile est très fréquemment bafoué. À l’absence d’information par les autorités de l’existence d’une procédure d’asile à la frontière, s’ajoute la difficulté d’enregistrement de la demande, la police aux frontières refusant régulièrement de la prendre en compte.

De plus, les conditions d’examen par l’Ofpra des demandes d’admission sur le territoire au titre de l’asile ne sont pas à la hauteur des enjeux : utilisation de la visioconférence, locaux ne garantissant pas la confidentialité des échanges, interprétariat téléphonique, etc. Cet examen supposé être superficiel (vérification que la demande ne relève pas d’un autre État dans le cadre du règlement Dublin, qu’elle n’est pas irrecevable ni manifestement infondée) s’apparente bien souvent à un examen au fond de demande d’asile tel qu’il est pratiqué sur le territoire .

Enfin, bien qu’un recours suspensif de 48h ait été mis en place en 2007, permettant de contester les refus d’entrée au titre de l’asile, celui-ci n’est pas prorogeable les weekends et jours fériés. Ce recours, prévu à l’article L. 352-4 du CESEDA est, en outre, rendu ineffectif par l’absence de permanence gratuite d’avocats en zone d’attente et l’absence de moyens matériels et juridiques à disposition des personnes enfermées .

Difficulté ou absence d’accès aux soins
Hormis dans le lieu d’hébergement de la zone d’attente de Roissy, les personnes enfermées ne peuvent pas avoir accès à un médecin sans solliciter au préalable la police aux frontières . De nombreux témoignages recueillis par l’Anafé font état d’un manque d’information quant au droit de voir un médecin, voire de refus d’accès aux soins (médecin et/ou traitements). D’autres témoignages relatent l’absence de confidentialité des examens médicaux, l’administration de médicaments sans le consentement des personnes ou encore le refus de remettre des certificats médicaux ou des ordonnances. A Roissy, les pratiques du service médical sont régulièrement problématiques (transmission du dossier et des informations médicales à la police, absence d’interprète pendant les consultations, impossibilité pour le patient d’accéder aux informations le concernant, etc.). Certaines de ces pratiques ont été dénoncées par l’Anafé et des autorités administratives indépendantes au ministère de la santé et à l’ordre des médecins à plusieurs reprises.

Enfermement des mineurs
Accompagnés ou isolés, des centaines d’enfants sont enfermés chaque année en zone d’attente.

Hormis dans les zones d’attente de l’aéroport Roissy et de Marseille-Le Canet, les mineurs isolés enfermés en zone d’attente ne bénéficient pas d’un espace dédié et séparé des adultes. Ainsi, à l’aéroport d’Orly, il est fréquent qu’une hôtesse de la compagnie aérienne reste avec le mineur isolé, sans le connaître et a priori sans aucune formation ou qualification spécifique. Par ailleurs, dans la plupart des zones d’attente, aucun espace de jeu et de distractions n’est accessible pour les enfants.

Ces derniers subissent quotidiennement les conséquences de la privation de liberté : traumatisme et anxiété liés à l’enfermement, environnement policier, expositions constantes aux bruits des avions, insomnies, troubles de l’alimentation, etc. Les droits spécifiques censés encadrer cet enfermement sont bien souvent bafoués (minorité contestée, jour franc non respecté, intervention tardive de l’administrateur ad hoc) au détriment de l’intérêt supérieur de l’enfant .

Parce qu’elles sont un sas entre l’extérieur et l’intérieur du territoire, souvent qualifiées de fiction juridique, les zones d’attente sont révélatrices du caractère aléatoire et arbitraire des politiques migratoires. Alors même que les règles de droit devraient apporter de la sécurité juridique à quiconque se trouvant confronté à un dispositif de privation de liberté, la loi laisse une place trop mince aux droits des personnes étrangères. En outre, la pratique administrative s’affranchit trop souvent du droit, ce qui, sans réel garde-fou, a pour résultat de le réduire à peau de chagrin.

Recommandations

Forte de ces constats, l’Anafé appelle à :

-  La fin de l’enfermement administratif des personnes étrangères aux frontières françaises.

Tant que le régime de la zone d’attente existe, l’Anafé préconise que :

-  L’enfermement des mineurs, isolés ou accompagnés, et des adultes qui accompagnent ces derniers, cesse immédiatement.

-  Le contrôle du juge judiciaire sur les mesures de refus d’entrée et de placement en zone d’attente intervienne au plus tôt, et avant l’exécution de toute mesure de refoulement.

-  Toute décision de refus d’entrée sur le territoire et toute mesure privative de liberté doit être assortie d’un droit au recours suspensif et effectif.

-  Pour garantir le droit à un procès équitable, toutes les audiences doivent être tenues publiquement, au sein d’un tribunal et dans une salle facilement accessible. Il doit donc être mis fin à l’implantation dans les lieux d’enfermement de salles d’audience délocalisées destinées aux seules personnes étrangères.

-  Une permanence gratuite d’avocats doit être instaurée en zone d’attente afin de garantir aux personnes étrangères qui y sont maintenues une assistance juridique effective à tout moment de la procédure.

-  Un interprète professionnel doit intervenir à tous les stades de la procédure, y compris durant les entretiens avec l’avocat et les associations et sa prise en charge financière par l’État doit être systématique.

-  Au nom du principe d’indivisibilité de la République et pour assurer l’égalité des droits sur l’ensemble du territoire français, il doit être mis fin au régime dérogatoire du droit des étrangers dans les Outre-mer.

Enfin, l’Anafé invite les parlementaires à exercer leur droit de visite en zone d’attente au titre des articles L. 343-5 du CESEDA et 719 du code de procédure pénale, afin de constater directement les conditions d’enfermement indignes et les violations des droits qui y sont perpétrées. Visiter les zones d’attente permettra aux parlementaires de prendre, en conscience, des décisions dans les prochains mois qui impacteront les personnes étrangères au moment du vote de la loi « immigration ».

30 ans après la création du régime juridique de la zone d’attente, et à rebours des projets en discussion au niveau européen et au niveau national, l’Anafé appelle le législateur à mettre fin à l’enfermement aux frontières des personnes étrangères.

Je vous prie d’agréer, Madame la Première Ministre, Monsieur le ministre de l’intérieur, Mesdames et Messieurs les parlementaires, l’expression de mes salutations distinguées.

Alexandre Moreau
Président